Figures de l’étrange ?

La production artistique espagnole, ainsi que sa singularité est le résultat de la fusion de plusieurs cultures, qui s’expriment dans la diversité de ses esthétiques et de ses éléments iconographiques. Le passé complexe de l’Espagne se retrouve dans son art. Le terme « Siècle d’or » désigne une période déterminée de l’histoire de l’Espagne, qui couvre approximativement les XVIe et XVIIe siècles. Pour Bartolomé Bennassar (1), c’est «une époque où l’Espagne a tenu dans le monde un rôle important et dominant, qu’il s’agisse de la politique, des armes, de la diplomatie, de la monnaie, de la religion, des arts ou des lettres.» Période donc cruciale, marqué par la double influence de l’Italie et des Flandres, où l’artiste tente de s’affranchir malgré la Contre-Réforme et l’Inquisition (ce qui n’est vraiment pas facile!)
On trouve de nombreux exemples de ces prises de liberté, mais une certaine partie de la production artistique est particulièrement intéressante : il s’agit des portraits de monstres, mendiants, bouffons et surtout de nains. Aujourd’hui, notre imaginaire est hanté d’êtres fantastiques, notamment grâce à des œuvres de fantasy telles que Le Seigneur des Anneaux, Le Hobbit pour ne citer qu’elles… Nous associons donc ces portraits à l’étrange, mais au XVIe siècle, avait-on le même regard ? Et surtout, comment ces tableaux atypiques ont-ils pu s’imposer comme tradition importante et presque emblématique du Siècle d’or ?

Juan Carreño de Miranda – La monstrua desnuda (1680)

Velazquez- Portrait de Philippe IV – 1644

L’origine de ces portraits se trouve à la cour du roi d’Espagne, berceau malgré elle. En effet, ce sont avant tout les rois, princes et princesses qui habitent les toiles de la peinture du Siècle d’or. L’art du portrait s’épanouit en Espagne durant la deuxième moitié du XVIe siècle, et sera marqué par la touche du peintre hollandais Antonio Moro, devenu portraitiste officiel de Philippe II. D’autres peintres seront ensuite renommés : Pantoja de la Cruz, Sanchez Coello, et surtout Velazquez. L’art de cour est caractéristique de la création espagnole, mais il est difficile à satisfaire. L’étiquette extrêmement rigide n’y est pas pour rien : elle impose une réserve et une solennité à toute épreuve. Tout contribuait à créer une distance entre la famille royale et ses sujets, pour faire croire au peuple qu’elle était d’une essence divine, et donc inaccessible.

Velazquez - Trois portraits d'infante
Velazquez – Trois portraits d’infante

Petite anecdote sympa: Les toilettes des reines et des princesses, lourdes et amples, faisaient disparaître les formes du corps et ses mouvements. Elles devaient donner l’impression de glisser lentement, telles des fantômes. On disait même qu’elles n’avaient pas de pieds! – 

Velazquez. De droite à gauche:  Le Prince Baltasar Carlos avec une naine (1631) - Portrait de  Don Diego de Aceda (1645) - Portrait du bouffon Don Juan de Calabazas (1628)
Velazquez. De gauche à droite:
Le Prince Baltasar Carlos avec une naine (1631) – Portrait de Don Diego de Aceda (1645) – Portrait du bouffon Don Juan de Calabazas (1628)

C’est dans ce contexte qu’interviennent les bouffons et les nains, «ces petits héros qui divertirent le vieil Alcazar» (2), considérés comme anormaux mais assez importants pour mériter des portraits à eux seuls consacrés. Depuis l’Antiquité, les monstres étaient très présents dans les cours, leur fonction était de divertir les puissants. Parmi eux, les nains sont les plus précieux : l’Espagne en avait fait sa « spécialité ». Offerts comme cadeaux dans les autres cours, ils avaient également un rôle politique majeur, notamment en tant qu’espions. Ils étaient aussi là pour servir de contraste : face à eux et à leur disgrâce physique, la famille royale et tous les hidalgos ne pouvaient que se sentir privilégiés par la nature. Ils avaient une fonction de faire-valoir. Le nain symbolise la nature imparfaite, et le bouffon est une caricature grotesque et théâtrale. Ces êtres marginaux, apparemment rabaissés à leur apparence physique ou à leur handicap mental ont pourtant attiré l’œil des peintres Antonio Moro, Juan van der Hamen, ou Velazquez, qui leur consacra toute une galerie.

Exemple d’autres cours : Mantegna – Une naine à la cour de Mantoue (Italie, vers 1470)

On peut se demander pourquoi ces peintres se sont intéressés à eux, et surtout, comment ils les ont représentés. En effet, on pourrait au premier abord penser à des portraits grotesques, où tout est exagéré pour faire ressortir la monstruosité de l’être : il n’en est rien !

Antonio Moro - A gauche : Le nain du cardinal Granvelle (1549) - A droite : Le bouffon Pejeron
Antonio Moro – A gauche : Le nain du cardinal Granvelle (1549) – A droite : Le bouffon Pejeron

Les tableaux d’Antonio Moro Le nain du cardinal de Granvelle et le Bouffon Pejeron sont sobres et graves : sans artifices, les figures se détachent sur un fond sombre. Le nain porte de somptueux habits et des armes, rappelant ainsi le portrait d’un autre nain, peint cette fois par Juan van der Hamen. Ce type de vêtements n’étant pas accessible à tout le monde, ces nains avaient sans aucun doute un statut bien plus élevé que celui de simple distraction ou jouet de l’infant.

Juan van der Hamen – Un nain de la cour d’Espagne – 1616

La série de Velazquez est plus psychologique : il tente de sonder l’âme de ses modèles et n’hésite pas à peindre ce qu’il y voit. Le regard du nain Francisco Lezcano semble éteint, signe de sa faiblesse d’esprit, alors que celui de Sebastian de Morra pétille d’intelligence. Le peintre ne porte aucun jugement, au contraire. A travers ces toiles, on sent toute son humanité et sa compréhension. Ce n’est pas pour rien qu’il est surnommé «el pintor de la verdad», le peintre de la vérité.

Velazquez - A gauche : Portrait du nain Francisco Lezcano (1643) - A droite :  Portrait du nain Sebastian de Morra (1645)
Velazquez – A gauche : Portrait du nain Francisco Lezcano (1643) – A droite : Portrait du nain Sebastian de Morra (1645)

On peut considérer ces représentations, propres à l’Espagne, comme un hommage à la folie : une catégorie mentale proche du divin, aux yeux de cette époque. Les simples d’esprit étaient assimilés à des créatures de Dieu et étaient donc traitées avec respect. On sait par exemple que le roi Philippe II avait de vraies relations amicales avec ses nains et ses bouffons, avec qui il pouvait oublier l’étiquette et retrouver des rapports humains naturels. Dans le climat très pieux de l’Espagne, ils étaient considérés comme des diseurs de vérité, et c’est peut-être pour cette raison qu’ils ont tant intéressé les peintres, en particulier Vélazquez, épris de la réalité sous toutes ses formes. Leur statut distinct de la famille royale lui permettait de les peindre de manière honnête et simple, ce qui était inconcevable pour des portraits royaux !
Cependant, si la cour espagnole fut le berceau de ces portraits originaux, les peintres vont rapidement s’intéresser à ce qui se passe en dehors de ce huit-clos : la société.

On peut considérer les tableaux de nains et de bouffons comme les prémices à un nouveau répertoire, où tout est prétexte à représenter un aspect de la réalité humaine. Le portrait semble presque obtenir une valeur documentaire. A l’origine, les quatre grands registres de la peinture espagnoles étaient la religion, la mythologie, le portrait et la nature-morte. Un cinquième va donc s’y ajouter : le répertoire des curiosités.
Cet affranchissement des codes de représentations, on le sentait déjà chez José de Ribera et Vélazquez qui prenaient des libertés dans le traitement mythologique, très loin des codes hellénistiques: Silène ivre, Les buveurs, La forge de Vulcain, Vénus au miroir

Jose de Ribera - Silène ivre - 1626
Jose de Ribera – Silène ivre – 1626
Velazquez – Venus au miroir

Ces représentations triviales et picaresques sont étonnantes pour une peinture espagnole très contrôlée, mais permettent une nouvelle réflexion. Étape par étape, on glisse vers des portraits de plus en plus proches de la société du moment. Les artistes vont s’intéresser à représenter ce qui fait cette société, peuplée de gens riches mais aussi pauvres, des mendiants, des enfants… Ces nouveaux sujets permettent aux artistes de se diversifier, mais également à la cour de prendre connaissance de cette société qui l’entoure, mais qu’elle ne connaît pas. C’est ainsi que Velazquez peint en 1618 La vieille cuisinière, puis Le porteur d’eau, Les musiciens, mais aussi Le déjeuner, pour ne citer qu’eux, et dont le style sera repris quelques décennies plus tard par Murillo : Vieille épouillant un enfant, Enfants mangeant une tarte, Galiciennes à la fenêtre... Ces hommes du peuple, Ribera en fait même des allégories : Le Goût, L’Ouïe
Avec lui, la nature pénètre dans l’art, et le laid devient aussi digne d’intérêt que le beau. A l’instar des nains, des figures à part vont se distinguer. Le Portrait de Magdalena Ventura (auquel j’ai consacré un article entier ici) peut, à lui tout seul, résumer ce répertoire de curiosité : une femme à barbe, symbole de ce qui est considéré comme une aberration physique. Là encore, le peintre ne juge pas : il peint ce qu’il voit, et il cherche même à redonner une identité à cette femme au regard grave, qui allaite son enfant. Ce tableau est considéré comme une chef-d’œuvre et une véritable archive visuelle de ces « monstres », qui seront au XIXe siècle exhibés dans des foires…

Jusepe de RIBERA - Femme barbue - Portrait de Magdalena Ventura, mari et fils (1631) Huile sur toile - Hospital de Tavera (Toledo)
Jusepe de RIBERA – Femme barbue – Portrait de Magdalena Ventura, mari et fils (1631)
Velazquez - Esope et Menippe - 1639-1640
Velazquez – Esope et Menippe – 1639-1640

La figure du mendiant est tout aussi importante. Les portraits des philosophes grecs Esope et de Ménippe, peint par Velazquez entre 1639 et 1641, peuvent évoquer cette figure, par leur représentation très simple dans des vêtements rapiécés et aux couleurs ternes. La pauvreté matérielle se dégage de ces deux tableaux.  Mais c’est encore Ribera qui livre un portrait des plus parlant : Le pied-bot. C’est jeune mendiant malade, qui malgré sa situation, arbore un sourire chaleureux et une certaine joyeuseté. Il appelle le spectateur et sa charité, comme l’illustre le papier dans sa main comportant une citation latine signifiant «donnez moi l’aumône pour l’amour de dieu». Ribera représente bien son innocence et sa pureté.

Jose de Ribera – Le pied bot

Ainsi, ces portraits sont loin d’être moqueurs, ils appellent au contraire à des principes chrétiens : la compassion, la charité… Les peintres savent rendre à leurs modèles une identité et une grandeur d’âme, que la société ne leur reconnaissait peut-être pas.

Le répertoire espagnol a donc su développer sa singularité à travers des thèmes étonnants et grâce au génie de certains peintres. En représentant les infirmités de ces personnages, ils ne montrent pas le monstre ni l’étrange, comme on peut le penser, au contraire. Rien de fantastique dans ces portraits, simplement des humains, touchés par des pathologies ou par la pauvreté, les plaçant ainsi en marge de la société. Ici, ce n’est pas la question de l’étrange que posent ces peintres, mais celle du laid. Le laid nous répugne dans la nature mais n’est-il pas acceptable dans l’art, voire agréable, lequel il exprime et dénonce la laideur du laid ? Une belle représentation du laid et du monstrueux ne va-t-elle pas jusqu’à le rendre fascinant ? Ces nains, ces bouffons, ces mendiants et ces femmes à barbes, loin d’éveiller la répulsion, nous évoquent plutôt la sympathie et le respect. C’est pourquoi, ce répertoire, certes mineur dans la production artistique de ce siècle, est incontournable et emblématique : véritable Cour des Miracles, il ne trouve nul équivalent ailleurs.

Notes de bas de page:
(1) : Historien et écrivain français né en 1929, il est spécialiste de l’histoire de l’Espagne à l’époque moderne et l’histoire de l’Amérique latine.
(2) : Impossible de retrouver de qui est cette citation. Si quelqu’un a la réponse, qu’il me fasse signe!

Bibliographie (liste non-exhaustive):
– Maurice Serullaz, La peinture espagnole, Que-sais je ?, Presses universitaires de France Vendôme, 1966
– Bartolomé Bennassar, Velazquez, une vie, Editions de Fallois, 2010
– Bartolomé Bennassar, Un siècle d’or espagnol, Robert Laffont, 1982
– Norbert Wolf, Velazquez, Taschen
– Umberto Eccho, Histoire de la beauté 

Titulaire d’un master en histoire de l’art contemporain à l'Université d'Aix-Marseille, je me spécialise dans la période XIXe - XXe siècle et dans les arts en Méditerranée.

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  1. Belle et audacieuse analyse de ce courant artistique, on adorerai lire plus d’anecdotes sur cette cour des miracles et revivre au temps du Moyen âge sous votre plume. Merci.

  2. (oh! que vois-je ? Faute corrigée) Belle et audacieuse analyse de ce courant artistique, on adorerait lire plus d’anecdotes sur cette cour des miracles et revivre au temps du Moyen âge sous votre plume. Merci.

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