Le Palais idéal du facteur Cheval

Après un mois de confinement, je décide qu’il est temps de me plonger enfin dans mes vieux brouillons. En effet, mon carnet est rempli de notes, prises par-ci par-là, en vue d’articles qui ne voient pas forcément le jour, faute de temps ou de motivation… Aujourd’hui, je vais donc vous parler d’une visite qui remonte à l’été dernier. Au mois de juillet, j’organise un petit road-trip à travers la France, qui me mènera d’Avignon (chronique à lire ici) à Annecy, en passant par Montélimar. Le chemin du retour à Marseille me fait passer non loin d’un monument que je voulais voir absolument depuis des années. L’occasion parfaite pour enfin le visiter.

Au cœur de la Drôme se cache un édifice fabuleux, sorti des songes d’un facteur. À Hauterives, le Palais idéal du facteur Cheval raconte l’histoire d’un homme, autodidacte et ambitieux, qui mis tout en œuvre pour aller au bout de ses idées les plus folles.

Mais qui est-il, ce facteur Cheval ?

Joseph-Ferdinand Cheval n’a pas le parcours d’un artiste ordinaire. Né en 1836 dans une famille modeste de la Drôme, il est boulanger avant de devenir facteur rural en 1867. Au cours de sa tournée quotidienne, il pouvait lui arriver de marcher 10 heures par jour, sur des longues distances allant jusqu’à 40km. Cela n’effraie pas Joseph-Ferdinand Cheval. Le salaire, bien que modeste, est fixe, et durant ses longues marches, il peut s’abandonner à ses rêveries. La vie n’a pas été tendre avec lui, il a connu de nombreux deuils familiaux. La perte de sa femme Rosalie en 1873 le laisse dévasté et désemparé, incapable de veiller sur leur fils de 7 ans. Il trouve pour seule consolation son travail, et surtout la nature qu’il arpente avec ardeur du matin au soir.

Les revues et magazines auxquels sont abonnés certains de ses clients piquent sa curiosité, et les merveilles du monde entier qu’il y découvre l’enchantent. Parmi eux, le Magasin pittoresque, revue encyclopédique dont on trouvera quelques numéros dans sa bibliothèque. Malgré une éducation rudimentaire, Joseph-Ferdinand Cheval a un esprit vif et une imagination bouillonnante. Son goût naturel pour la réflexion et le questionnement permanent de la vie a été nourri par ses lectures. La rencontre de la franc-maçonnerie, par le biais de son oncle, a certainement eu une influence déterminante sur sa pensée.

Il y avait un rêve, qui le hantait depuis des années, dans lequel il avait « bâti un palais, un château ou des grottes, je ne peux pas bien vous l’exprimer ; mais c’était joli, si pittoresque que dis ans après il avait resté dans ma mémoire, que je n’avais jamais pu me l’arracher… ».

La première pierre

« Un jour du mois d’avril 1879, en faisant ma tournée de facteur rural à un quart de lieue avant d’arriver à Tersanne. Je marchais vite, lorsque mon pied accrocha quelque chose qui m’envoya rouler quelques mètres plus loin. Je voulus en connaître la cause. Je fus très surpris de voir que j’avais fait sortir de terre une pierre à la forme si bizarre, à la fois si pittoresque que je regardais autour de moi. Je vis qu’elle n’était pas seule. Je la pris et l’enveloppait dans mon mouchoir de poche et je l’apportais soigneusement avec moi me promettant bien de profiter des moments que mon service me laisserait libre pour en faire provision. »

C’est à l’âge de 43 ans que Joseph-Ferdinand s’autorise enfin à donner corps à son rêve et que sa vie bascule. Cette « pierre d’achoppement » comme il la surnomme, est le point de départ de la plus grande aventure de sa vie. Elle lui évoque le palais de son vieux rêve. Désormais, chaque tournée est l’occasion pour lui de trouver les pierres qui lui permettront de construire ce monument. Matin, midi, soir, il ouvre l’oeil et ramasse les pierres qui serviront à bâtir son palais imaginaire. La nuit, à la lumière tremblotante de sa lampe de pétrole, il sculpte ses rêves.

« Je me suis dit : puisque la nature veut faire la sculpture, je ferai la maçonnerie et l’architecture. »

Le travail d’une vie, le travail d’un seul homme

« 1879-1912 : 10 000 Journées, 93 000 Heures, 33 ans d’épreuves. »

C’est ce que gravera le facteur Cheval sur la façade nord de son monument, lorsque celui-ci sera enfin achevé. 33 ans à construire, seul et en véritable autodidacte, un palais unique au monde, entièrement sorti de son imagination. Le visiteur qui le découvre est happé par l’immense profusion de détails et par la singularité de cette œuvre qui n’obéit à aucune règle, aucun courant artistique. Des animaux de tous les pays y côtoient des créatures fantastiques et mythologiques, au sein d’architectures venues d’Orient, d’Asie, et même de civilisations anciennes telles l’Égypte antique. Lui qui n’a jamais voyagé, a su trouver l’inspiration au cours de ses lectures, tout en s’affranchissant de tous les codes. La richesse du décor accompagne la richesse des techniques et des matériaux. Il utilise uniquement ce qu’il trouve dans la nature : grès, silex, coquillages, quartz noir, calcaire… Ses seules dépenses se font dans la chaux et le ciment.

Suivant sa vision personnelle et au prix d’un travail acharné, à la seule force de ses bras, le facteur devient artiste. Prenant doucement confiance en lui, il s’essaye même à la poésie, lorsqu’il grave en 1906 dans tous les recoins du palais des petites phrases de sa composition, tantôt poèmes, tantôt indications ou mises en garde pour le visiteur… L’écriture est simple, spontanée, parfois avec quelques fautes d’orthographes… Plus encore que par les sculptures, j’ai été bouleversée par ces mots, qui surgissent et qui marquent le lieu de l’âme du facteur…

Comme beaucoup d’artistes, Joseph-Ferdinand Cheval fut incompris par nombre de ses contemporains. Son chantier monumental lui valut quelques surnoms dans son village : « pauvre fou », « cinglé » … Il est vrai que les facteurs qui parcourent la campagne à la recherche de cailloux pour construire un palais dans leur potager, ça ne court pas les rues. Très en paix avec lui-même, il se moquait cependant bien des railleries. Son Palais n’était pas encore fini qu’il attirait déjà de nombreux touristes, dont la curiosité avait probablement été piquée par les quelques articles parus dans la presse locale, par les cartes postales éditées par Charvat, ou encore par le bouche-à-oreilles. Heureux de voir les réactions suscitées par son œuvre, Cheval les accueille volontiers et répond à leurs questions, bientôt aidé par sa femme Philomène. En 1905, les plus grands journaux français et étrangers consacrent des pages au facteur et à son monument. Le succès et la reconnaissance sont enfin là. Grâce à lui, les commerces et les cafés de Hauterives ne désemplissent pas. Le succès est tel que Cheval engage une bonne pour les aider à accueillir les visiteurs. Une vraie « chevalmania ».

Le tombeau

Quand son palais fut achevé, Ferdinand Cheval avait 77 ans. Après plus de 30 ans de travail acharné, le Palais est une œuvre à la hauteur de ses rêves les plus fous. Pourtant, un regret subsiste : il ne pourra pas y être enterré. Qu’à cela ne tienne, malgré son âge avancé, Ferdinand Cheval se lance dans un nouveau chantier : la réalisation de son tombeau, dans le cimetière du village. « Le tombeau du silence et du repos sans fin » sera achevé 8 ans plus tard. Ce tombeau, recouvert de serpents, a des allures de temple hindou. Ferdinand Cheval s’éteint deux ans plus tard, à l’âge de 88 ans.

Et après ?

Quelques années après la mort de Ferdinand Cheval, les artistes surréalistes découvrent le Palais et sont éblouis par cette œuvre sans équivalent. Ils considèrent le facteur comme un précurseur de l’architecture surréaliste. André Breton, Pablo Picasso, Paul Eluard, Max Ernst, Leonora Carrington, et même Gertrude Stein viennent sur place pour découvrir le palais.  On retrouve son influence dans de nombreuses oeuvres, comme dans le Cyclop de Jean Tinguely, que j’adorerai également visiter.

En 1945, Jean Dubuffet fait de Ferdinand Cheval un véritable pionnier de ce qu’il appelle l’art brut.

« Nous entendons par Art Brut des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, … Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions… »

En effet, la définition de l’Art Brut correspond en tous points au facteur Cheval, faisant définitivement de lui un artiste reconnu. Pourtant, le monument peine à être classé… Si certains sont subjugués par cette œuvre, d’autres la rejettent et lui refusent le rang d’œuvre d’art. Dans les années 1960, une véritable bataille va se mener pour le classement aux Monuments historiques. Le temps presse, l’édifice se détériore sérieusement… C’est grâce à Malraux, qui considère le monument comme le seul exemple d’architecture naïve, que le classement sera finalement accordé en 1969, assurant ainsi un avenir pour le Palais Idéal et le tombeau.

« Qu’est-ce que le palais Idéal ? C’est le seul exemple en architecture d’art naïf. L’art naïf est un phénomène banal, connu de tous, mais qui n’a pas d’architecture… En un temps ou l’art naïf est devenu une réalité considérable, il serait enfantin de ne pas classer, quand c’est nous, Français, qui avons cette chance de la posséder, la seule architecture naïve du monde, et attendre qu’elle se détruise. »

Comme bien de visiteurs avant moi, j’ai été émerveillée par le Palais Idéal du facteur Cheval. Découvert dans un cours sur l’art brut, j’avais été fascinée par l’histoire de cet homme singulier et par l’œuvre originale qu’il laisse derrière lui. Sur place, j’ai été très sensible à la poésie particulière de ces matériaux trouvés dans la nature et sculptés parfois un peu grossièrement. C’est organique, le palais semble vivant, animé par les milliers d’êtres de terre et de pierre qui le composent. J’ai aimé ce mélange baroque de références chrétiennes, musulmanes, juives, maçonniques, celtes, hindous… 

Et vous ? Êtes-vous, comme moi, fascinée par ce palais pittoresque, sorti des rêves d’un facteur ? Ou êtes-vous du côté de ses détracteurs ?


SOURCES :

  • Nils Tavernier, Le facteur Cheval, Jusqu’au bout du rêve, Flammarion, 2018
  • Claude Didier, Comprendre le Palais du facteur Cheval, Lecture ésotérique et symbolique du Palais idéal, 5e édition, Mémoire de la Drôme, 2019

Titulaire d’un master en histoire de l’art contemporain à l'Université d'Aix-Marseille, je me spécialise dans la période XIXe - XXe siècle et dans les arts en Méditerranée.

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