« Au Cagnard », le soleil provençal dans la peinture

Deux hommes aux visages marqués se tiennnent dos à un rempart, face au Vieux-Port. Situés au premier plan, une lumière crue caractéristique du soleil provençal découpe en de contrastes violents leurs manteaux usés. Derrière eux, un paysage portuaire occupe le tiers gauche de l’œuvre, inondé par le soleil. Inspirée de La Pauriho, un recueil de poèmes en langue provençale, Au Cagnard de Valère Bernard est une image de la misère qui règne dans les vieux quartiers de Marseille à la fin du XIXe siècle. L’artiste a d’abord réalisé en 1898 une série d’eaux-fortes pour illustrer ses poèmes et dresser un portrait du peuple ouvrier, des pauvres, des orphelins et des mendiants. L’attachement de Valère Bernard pour sa terre natale se traduit par son omniprésence au sein de son œuvre, qu’elle soit littéraire ou artistique. Des calanques au Vieux-Port, il fait de Marseille est un véritable point d’ancrage, le décor familier de ses arrière-plans.

Valère BERNARD, Au Cagnard, 1906
Huile sur toile, 117 x 89,6 cm
Musée des Beaux-Arts de Marseille, dépôt du Musée du Vieux Marseille

Avec cette œuvre, Valère Bernard se place dans une lignée de réflexions sur la lumière du Midi, réputée intense et difficile à peindre. En effet, un véritable « mythe solaire » se développe dès les années 1860. La littérature va vanter la Méditerranée comme une nouvelle Arcadie, où les artistes vont découvrir de nouvelles possibilités coloristes. Cette Méditerranée fantasmée, hantée par son passé gréco- romain se retrouve dans les œuvres de Puvis de Chavannes, Maurice Denis ou Ker Xavier Roussel, qui diffusent une vision idéalisée de la région.

Puvis de Chavannes, Marseille Colonie grecque, 1869, huile sur toile marouflée sur mur, 423 × 565 cm, Musée des beaux-arts de Marseille

Valère Bernard aussi sera sensible à cet imaginaire collectif. Pour les peintres, le paysage du Midi est propice aux réminiscences antiques. Ainsi, si elle n’est pas dans le sujet, la recherche de la modernité se développe principalement à travers le traitement de la lumière et de la couleur. En 1876, Duranty disait que « la grande lumière décolore les tons ». Plus tard, Bonnard constatait quant à lui que « dans la lumière du Midi, tout s’éclaire et la peinture est en pleine vibration. […] Il existe donc en peinture une nécessité : hausser le ton. » Au Cagnard semble se situer à mi-chemin entre ces deux constats. Le peintre utilise une palette assez claire, faisant écho aux tons décolorés de Duranty tout en parvenant à retranscrire la vibration de ce « cagnard » et de la chaleur qu’il engendre. Valère Bernard fait du Vieux-Port de Marseille le théâtre d’une misère en pleine lumière, et le désespoir de ses personnages est souligné par ces vers extraits de La Pauriho : « Et ils soupirent, l’âme défaillante : Ah ! le soleil est la moitié de la vie ».

L’idée d’une Méditerranée lumineuse et colorée est donc assez tardive. Jusque dans les années 1850, tout le monde considère que la lumière du Sud est terne et grise. Les paysages naturalistes de l’école provençale représentent des étendues arides et poussiéreuses. Son chef de file, Emile Loudon a su imposer sa vision d’une Provence austère, brûlée par le soleil, loin des visions pastorales classiques et d’un idéal fantasmé. Artisan du renouveau de la peinture provençale, Loubon promeut un paysage en plein soleil, dans des tons crus « qui blessent la rétine » selon le critique Véron. Le rédacteur à la Gazette des Beaux-Arts Lagrange parle quant à lui de « l’empire du soleil persistant. » Les peintres originaires de la région connaissent la réalité brutale de la nature provençale et parviennent à la fixer sur la toile.

Paul Guigou, La Route de la Gineste, près de Marseille, 1859

Pour Baudelaire et ses contemporains, la couleur est au Nord.

« Que la couleur joue un rôle très important dans l’art moderne, quoi d’étonnant ? Le romantisme est fils du nord, et le nord est coloriste ; les rêves et les féeries sont enfants de la brume. […]
En revanche le midi est naturaliste, car la nature y est si belle et si claire que l’homme, n’ayant rien à désirer, ne trouve rien de plus beau à inventer que ce qu’il voit : ici, l’art en plein air, et, quelques centaines de lieues plus haut, les rêves profonds de l’atelier et les regards de la fantaisie noyés dans les horizons gris. Le midi est brutal et positif comme un sculpteur dans ses compositions les plus délicates ; le nord souffrant et inquiet se console avec l’imagination et, s’il fait de la sculpture, elle sera plus souvent pittoresque que classique. » Baudelaire, Le Salon de 1846, Qu’est-ce que le romantisme ?

Ce clivage du nord et du sud, nourrit par la théorie du climat et par de nombreux clichés racistes pérennise ces idées. En 1869, Hippolyte Taine écrit dans La philosophie de l’art que selon lui, l’humidité de l’air et la brume du nord favorisent les couleurs tandis que la sècheresse du sud est propice aux contrastes et correspond donc mieux à la sculpture.

Quand donc s’est opéré cet inversement des valeurs chromatiques accordées au nord et au sud ? Ce changement de perception des artistes sur la lumière et la couleur du Midi semble se faire aux alentours des années 1870. Frédéric Montenard est un des premiers à rompre avec l’enseignement de Loubon, en peignant une Provence gaie et colorée. Le soleil n’est plus un ennemi.

Frédéric Montenard
Frédéric Montenard

Dans son sillage, Jean-Baptiste Olive, Raphaël Ponson, Théophile Decanis, Adolphe-Louis Gaussen, Joseph Garibaldi, ou encore Raymond Allègre se distinguent par leurs paysages et leurs marines aux couleurs vives. Ces nouveaux représentants de l’école de Marseille semblent mettre en pratique les écrits de Chevreul sur la couleur, dont la véritable réception se fait entre les années 1870 et 1880. Les théories scientifiques sont vulgarisées et diffusées, et la lumière du soleil devient synonyme de couleurs. Le naturalisme provençal subit diverses influences et évolue au contact de la photographie, de l’impressionnisme ou du symbolisme. Il vante toujours ses particularités régionales, mais sa nouvelle palette chatoyantes contribue à un nouveau mythe d’une Provence généreuse et pleine de vie. Le soleil est désormais un allié chaleureux, porteur d’optimisme et de félicité. Cette nouvelle peinture rejoint les idées de Frédéric Mistral et du Félibrige, célébrant une Provence antiquisante et fière de ses traditions.

Au même moment, les avant-gardes fauvistes, cubistes ou expressionnistes voient la région méditerranéenne comme un lieu d’expérimentations picturales. De 1870 à la Première Guerre Mondiale, la lumière méridionale attire les artistes et crée un foyer d’émulation artistique où l’influence de Van Gogh et Cézanne est déterminante. La représentation de la lumière et de la couleur évolue alors vers l’analyse des volumes et des lignes. L’abstraction arrive. La Provence peut être considérée comme l’un des plus importants creusets où émergent les nouvelles formes de l’art moderne.


SOURCES: 

Denis Coutagne, Bruno Ely et Jean-Roger Soubiran, Peintres de la couleur en Provence 1875-1920, Office Régional de la Culture Provence-Alpes-côte d’Azur, 1995.

Titulaire d’un master en histoire de l’art contemporain à l'Université d'Aix-Marseille, je me spécialise dans la période XIXe - XXe siècle et dans les arts en Méditerranée.

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