Le 28 août 1989, un incendie se déclare sur la montagne Sainte-Victoire. Il détruit plus de 5000 hectares, soit près de 60% du site. Les incendies ravageurs sont courants dans la région en été, pourtant cette destruction est un véritable choc qui sera à l’origine d’une prise de conscience collective pour l’entretien et la sauvegarde du massif.
« On dira que de tels désastres, trop fréquents, défigurent depuis des années les plus belles forêts de Provence. Certes ! […] Celui qui dévora jusqu’aux falaises de Sainte-Victoire a pourtant une portée à nulle autre comparable. Son ampleur dépassait largement la plupart des incendies connus, mais surtout il y avait une atteinte à une montagne dont le caractère religieux a été révélé dès les premières heures. Cet incendie, plus que tout autre, ressemblait à un sacrilège parce qu’il atteignait la montagne de Cézanne. »
Un an plus tard, le musée Granet lui consacrait une première exposition : Sainte-Victoire, Cézanne, 1990. Rendant hommage à Cézanne à travers le thème de la Sainte-Victoire, cette exposition participait également à la restauration de la montagne brûlée. Cette manifestation se développait dans tous les musées d’Aix, étudiant également l’aspect géologique et religieux de la montagne, au-delà d’un simple motif pictural. Le musée Granet y exposait des chefs-d’œuvre de Cézanne prêtés par des prestigieux musées du monde. En effet, si la montagne et le peintre sont aixois, il n’y a qu’une seule Sainte-Victoire dans les collections françaises, et elle se trouve au musée d’Orsay.
En 2019, le musée Granet commémore les 30 ans de cette catastrophe en consacrant une seconde exposition à la Sainte-Victoire. Intitulée Sainte(s)-Victoire(s), Constantin, Granet, Grésy, Loubon, Guigou, Cézanne, Picasso, Masson, Tal Coat, Plossu, elle fait écho à la première exposition et met en exergue la permanence de ce motif fondateur, avant et après Cézanne. Si elle n’a pas la grandeur de l’exposition de 1990 (seulement une quinzaine de tableaux sont exposés ici), elle réunit des œuvres exceptionnelles, dont un triptyque cézannien.
La Sainte-Victoire de la collection Gurlitt, surnommée « le tableau retrouvé », est au cœur de l’accrochage. Cette œuvre disparue pendant près de 75 ans a été retrouvée en 2014 dans une petite maison de Salzbourg en Autriche avec plus de 1500 œuvres d’art spoliées pendant la Seconde guerre mondiale. La même année, le Kunstmuseum de Berne devient par legs de Cornélius Gurlitt le nouveau propriétaire de cette collection. Les conditions de son acquisition par Hildebrandt Gurlitt demeurant incertaines, un accord est passé en 2018 entre le musée et la famille Cézanne : un prêt de 30 ans renouvelables au musée de la ville natale de Cézanne. Le musée Granet devient donc le second musée français à pouvoir montrer au public de façon régulière une Sainte-Victoire de Cézanne.
Les autres Sainte-Victoire de Cézanne proviennent du musée d’Orsay et de la collection Pearlman. Les trois œuvres, de techniques et de périodes différentes, témoignent de l’évolution stylistique du peintre face à son motif et de sa modernité.
L’accrochage chronologique de l’exposition rappelle cependant que Cézanne n’a fait que s’inscrire dans la tradition en reprenant un motif déjà récurrent de l’école provençale. Si la « forme Sainte-Victoire » semble apparaitre dans des œuvres dès le XVe siècle, c’est véritablement au XIXe siècle que le motif se développe avec l’avènement du paysage en tant que genre majeur. La montagne, autrefois générique, est désormais reconnaissable et devient une figure tutélaire d’Aix-en-Provence, dans une glorification régionaliste typique du milieu du siècle.
Jean-Antoine Constantin, souvent considéré comme le père du paysage provençal, peint une Sainte-Victoire pré-romantique, au sein de scènes pastorales et classicisantes. La nature immense et sauvage surplombe la figure humaine, et la montagne symbolise cet idéal.
Son élève, François-Marius Granet, reprend le thème afin de le préciser dans de nombreuses petites études à l’huile, lavis ou aquarelles. Avant Cézanne, il traque le motif pour se l’approprier. Forme plus ou moins précise dans l’horizon de ses œuvres, mais toujours présente, la montagne bleutée devient une signature personnelle. Profitant de l’anonymat de la Sainte-Victoire en dehors de la région aixoise au début du XIXe siècle, il en fait même une montagne d’Italie dans certaines de ses œuvres. Après tout, la Provence n’est-elle pas qu’une petite Italie ? L’attachement de Granet à ce motif est purement personnel et affectif ; il ne varie pas, seule la lumière compte. Chez lui, la Sainte-Victoire est le centre de ses compositions, le noyau de ses perspectives où tout converge. La Sainte-Victoire vue d’une cour de ferme au Malvalat, avec son mélange de techniques et son économie de moyens, est probablement un des chefs-d’œuvre de Granet, dont le jeune Cézanne retiendra la leçon.
Cette quête du motif se poursuit chez Emile Loubon (lui-même élève de Granet), Prosper Grésy, Paul Guigou, et tous les autres artistes appartenant à ce qu’on appelle l’école provençale. Réunie par cet amour et cette conscience régionale où la peinture de paysage est le genre dominant, cette école constitue « un réseau dense de filiation de maître à disciple ». De Constantin à Cézanne, le chemin était donc tout tracé.
Mais comment peindre la Sainte-Victoire après Cézanne ? « Cézanne, notre père à tous », selon les mots de Picasso et de Matisse, a marqué à jamais l’éperon rocheux. Il est désormais impossible de parler d’elle ou de la peindre sans se rapporter à son œuvre. Elle est un mythe, un archétype, et symbolise à la fois le peintre et sa région par simple métonymie. À partir de Cézanne, la Sainte-Victoire devient le thème principal du paysage de la région d’Aix. La montagne attire tous les regards, « tout le monde la peint, la sculpte, la représente, aussi bien les artistes peintres que les artisans, les notables, rentiers, avoués ou pharmaciens, les nougatiers ».
Dans la dernière salle de l’exposition, le musée Granet expose une petite sélection de peintres modernes qui, marqués par la leçon cézanienne, sont venus travailler au pied de la montagne.
Picasso achète le château de Vauvenargues en 1958, et avec lui une bonne partie du flanc nord de la montagne. Il dira à Daniel-Henry Kanhweiler avoir « acheté la montagne de Cézanne ». Quand le marchand lui demande laquelle, il répond « la vraie ! » L’aura magique de la Sainte-Victoire attire le peintre superstitieux. Par respect ou par crainte, il lui tourne le dos et concentre son regard sur le village de Vauvenargues. Picasso réussit à s’approprier et à évoquer le motif précisément par son absence, une façon personnelle de contourner la marque indélébile de Cézanne.
Masson et Tal Coat rendent quant à eux hommage à la campagne cézanienne (Château-Noir, carrières de Bibémus, Tholonet…) à travers des œuvres non-figuratives, presque abstraites. La balade se termine avec le photographe-voyageur Bernard Plossu. Si la Sainte-Victoire est bleue chez Granet et grise chez Loubon, elle est «la montagne blanche » à ses yeux. Il a capturé plus de 100 clichés de la montagne et en expose ici un emblématique, offert au musée.
Ainsi, Cézanne a su faire de cette montagne un motif universel, devenu sacré. Encore aujourd’hui, il continue d’attirer les artistes, comme Fabienne Verdier dont la rétrospective ouvrira ses portes le 21 juin dans trois institutions d’Aix-en-Provence. Elle présentera notamment des nouvelles créations inédites, témoignages de sa confrontation à la Sainte Victoire et aux lieux cézanniens durant près de deux années.
Sources :
-
COUTAGNE Denis (dir.), Sainte-Victoire – Cézanne – 1990, Réunions des musées nationaux, [exposition, Aix-en-Provence, Musée Granet, 16 juin – 2 septembre 1990]
- COUTAGNE Denis, Au fil de l’eau, Tome III : Jean-Antoine Constantin, François-Marius Granet, École Provençale. [exposition, Aix-en-Provence, Musée Granet, 17 juin-15 septembre 2000]
-
ELY Bruno, L’école provençale, 1800 – 1870 [exposition, Aix-en-Provence, Pavillon Vendôme 5 juillet-2 octobre 2006]