À Florence, chaque recoin de la ville peut devenir le support imaginaire d’un voyage dans le temps, en particulier à la Renaissance où la cité brillait par le règne des Médicis et le développement des arts. L’impressionnant Duomo attire des foules de touristes en quête de grandeur, désireux de voir la prouesse architecturale de Brunelleschi. En face, les portes du baptistère rappellent l’atmosphère d’émulation artistique de la ville, il y a quelques centaines d’années, lors du concours de l’Arte di Calimala dont Ghiberti fut désigné vainqueur. Il y a beaucoup de monde à Florence en été, et chaque quartier a son lot de monuments emblématiques, où les touristes du monde entier font la queue dans la chaleur, en espérant vivre au mieux l’expérience de la Renaissance florentine. Quelques endroits ont pourtant su garder le silence et la fraicheur qui les caractérisent. Le couvent San Marco en fait partie, à l’image des moines qui l’ont habité pendant de nombreuses années.
Le couvent de San Marco est attribué à l’Ordre des Dominicains en 1436, leur offrant un siège définitif dans la ville de Florence. Ils bénéficiaient du soutien de personnages influents, comme Laurent ou Cosme de Médicis. Ce dernier leur apporte notamment un soutien financier indispensable pour la rénovation de l’église et du couvent, alors en piteux état. Le souhait des Dominicains était de décorer les lieux importants du couvent par des fresques symboliques, pour rappeler aux moines l’observation des principes de la vie monastique. Ces images devaient permettre aux moines de dialoguer avec le Christ et de suivre son exemple. Elles avaient donc une fonction pédagogique et spirituelle. Guido di Pietro, aussi connu en tant que Frère Jean de Fiesole, était surnommé Pictor Angelicus par ses contemporains et Fra Angelico après sa mort. Moine appartenant à l’Ordre Dominicain, il était aussi l’un des principaux artistes de l’époque à Florence. À l’origine, il était rattaché au couvent de Saint-Dominique, où il exerçait déjà une activité de peintre sur bois. C’est donc tout naturellement qu’il fut chargé de la décoration du nouveau couvent de San Marco. Sa présence à San Marco était probablement temporaire, le temps de la réalisation des nombreuses fresques qui orneront le cloitre et le couvent.
Aujourd’hui, le couvent San Marco est devenu un musée, dont l’entrée se fait par le charmant cloitre Saint-Antonin. D’emblée, la fresque qui fait face à l’entrée attire le regard : Saint-Dominique adorant le Christ sur la Croix. Cette image peut être considérée comme le manifeste de la pensée dominicaine et du cycle de Fra Angelico. Elle souligne l’émotion du Saint envers le Christ, avec qui il partage la douleur. Le dialogue silencieux entre les deux personnages se ressent grâce à la justesse du traitement du regard, accentué par le bleu profond qui entoure les figures. Le rendu très naturel des visages et des expressions est dû à un grand soin apporté au dessin et à l’harmonie des proportions.
La salle capitulaire abrite la fresque la plus monumentale du cycle : la Crucifixion et les Saints. Elle est entourée d’une corniche et d’une galerie de portraits des personnages illustres de l’Ordre. La corniche richement décorée laisse apparaitre des figures bibliques portant des rouleaux de prophéties relatives à la Passion du Christ. Dans la partie inférieure, la figure de Saint Jean Baptiste, patron de Florence, montre du doigt le Christ en Croix et souligne ainsi la réalisation des prophéties. La composition de cette fresque semble suivre un rythme linéaire : les personnages sont regroupés en bloc dans l’espace, mis en évidence par les couleurs délicates et raffinées caractéristiques de Fra Angelico. Le modelé est toujours doux et subtil, en particulier dans le traitement des visages qui respecte l’iconographie traditionnelle tout en se démarquant en tentant de donner une intention psychologique aux personnages. Là encore, le fond était entièrement recouvert de pigment bleu azurite, qui a malheureusement aujourd’hui disparu.
Le véritable chef d’œuvre de Fra Angelico à San Marco, c’est l’Annonciation présente au premier étage. Élevée au rang de symbole de l’art de Fra Angelico et plus largement, de l’art de la Renaissance florentine, cette fresque est intéressante à bien des égards. Elle respecte la théorie de la peinture comme « une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire » développée par Léon Battista Alberti dans son traité De Pictura en 1435. En effet, Fra Angelico place son Annonciation dans un cadre architectural qui définit le champ de l’image, comme une fenêtre. La pensée albertienne met l’accent sur l’historia : la peinture n’est pas une simple mimesis de la nature, mais bien une représentation narrative à l’intérieur d’un cadre précis et déterminé par le peintre. L’historien de l’art Daniel Arasse s’est exprimé sur la perspective mise en place dans cette fresque, en opposition à celle d’une autre Annonciation de Fra Angelico située à Cortone. Pour rappel, l’Annonciation est une scène typique de l’iconographie chrétienne qui représente la venue de l’Archange Gabriel à la Vierge Marie et l’annonce de sa maternité divine à venir. Jacques de Voragine en fait une description détaillée dans La Légende dorée, ouvrage de référence des peintres de la Renaissance. La perspective est mise au service du message religieux, c’est un instrument avec lequel les peintres jouent. Ainsi, la scène se passe sous une loggia dont les colonnes participent à la composition. À gauche se trouve l’hortus conclusus, c’est-à-dire le jardin clos qui symbolise la virginité de Marie. Ce simple jardin où les fleurs sont peintes à la manière d’une tapisserie en mille fleurs s’oppose à la végétation luxuriante qui se déploie derrière la palissade en bois, qui évoque quant à elle le jardin d’Eden, et donc le péché originel auquel la Vierge échappe. Avec ce jardin, le peintre suggère que le corps de Marie est à la fois pur et fertile. La virginité de Marie est aussi suggérée par l’espace où elle est enfermée : les colonnes de la loggia créent deux espaces distincts, où se tiennent respectivement l’Archange Gabriel à gauche et la Vierge Marie à droite. Une colonne les sépare, et cette colonne centrale est selon Daniel Arasse le symbole christique de l’Incarnation, « Columna est Christus ». Le véritable enjeu de l’Annonciation pour les peintres, c’est de représenter le mystère de l’Incarnation à venir (dogme chrétien selon lequel « le Verbe s’est fait chair »), qui est par définition invisible, et c’est en jouant avec les effets de la perspective qu’ils peuvent y parvenir.
La fresque de l’Annonciation accueille le visiteur au premier étage, où se trouvent les quarante-quatre cellules des moines. Chaque cellule accueille une fresque représentant un épisode de l’histoire du Christ. Dans ces lieux destinés au sommeil, à la méditation et à la prière, les fresques se voulaient être un support spirituel au dialogue intérieur. Trop nombreuses pour s’attarder sur chacune d’entre elles, ces fresques impressionnent par leur puissance expressive et par la pureté qui s’en dégage, celle d’une piété sans faille. La visite se termine avec la Conversation sacrée, dite Madone des ombres. Probablement dernière fresque réalisée par Fran Angelico à San Marco, elle se distingue par sa technique originale et sa maturité. Elle doit son nom à l’utilisation de la lumière et aux ombres des bas-reliefs en trompe-l’œil.
Si le musée de San Marco ne se résume pas à la présence des oeuvres de Fra Angelico, la présence de cet incroyable cycle de fresques en fait un lieu parfait pour découvrir le moine peintre puisque, à l’exception de la plupart des oeuvres de musées aujourd’hui, elles sont toujours dans le lieu auquel elles étaient destinées.
Sources :
- Magnolia Scudieri, Les fresques de Fra Angelico à San Marco, Firenze Musei, Giunti, 2010
- Daniel Arasse, Histoire de peintures, Folio, 2006
- Daniel Arasse sur France Culture : https://www.franceculture.fr/peinture/histoires-de-peintures-la-vierge-echappe-toute-mesure
- Léon Battista Alberti, De Pictura, Le Seuil, 2004
A reblogué ceci sur Asociación Cultural Algorteña.
Je n’ai pas commenté sur l’article précédent, alors je vais le faire sur celui-ci… Les fresques sont toujours aussi belles, mais c’est là que je me rends compte à quel point les photos et reproductions peuvent paraître anecdotiques par rapport à la vision « en vrai » de ces chefs-d’œuvre (genre moi devant les Botticelli : « eh mais c’est ENORME en fait ! »…hum)… Je suis allé à Florence une fois pendant une semaine, et même en une semaine, c’est difficile de tout voir, toutes les beautés dont la ville regorge. Et j’y suis allé en février, c’est mieux : moins de touristes et moins de chaleur, c’est plus appréciable. Mais le choc artistique reste le même ! Ton article est vraiment très bien écrit, très bien fait !
(et, considération purement esthétique, tu as des cheveux magnifiques ! ^^)
Belle journée,
Alexandrine
Merci pour ce commentaire !
Je suis d’accord avec toi, l’émotion n’est vraiment pas la même quand on est face à l’oeuvre. Surtout les fresques, je trouve qu’elles ont une réelle puissance qui n’est perceptible qu’en vrai ! J’espère retourner à Florence en hiver pour voir tout ce que je n’ai pas pu voir en seulement deux jours cet été.
Et merci pour mes cheveux 😉
Bien à toi,
Lisa