L’année dernière à Marienbad, l’esthétique baroque

A première vue, l’histoire de l’art semble divisée en une multitude de catégories, découpant l’évolution historique et artistique de façon plutôt stricte, à la manière d’un arbre généalogique immense. Pourtant, la réalité est bien plus complexe qu’un simple découpage linéaire, qui ne prend pas en compte tous les facteurs d’influences. À l’université, nous avons à peine le temps d’apprendre les bases qu’on nous apprends aussitôt à les oublier. Au diable les « isme » ! Dans la plupart des cas, il est réducteur d’employer ces termes, pourtant nombreux, d’académisme, classicisme, romantisme, réalisme, impressionnisme, symbolisme, expressionnisme… Parallèlement, il s’avère très difficile de les contourner, tant ils sont ancrés dans notre vocabulaire et notre pratique.

Un des termes les plus flous est celui de baroque (qui n’est certes pas un « isme » !). Utilisé à outrance, il s’est peu à peu vidé de sens véritable, rendant difficile, voire impossible, une définition claire. On connait tous son étymologie de « perle irrégulière ». Le baroque est toujours plus ou moins défini par son antithèse avec le classicisme : il est à l’excès, la liberté et l’originalité, ce que le classicisme est à la rigueur, l’ordre et la raison. Mais là encore, c’est une définition partielle et réductrice, puisque le baroque – comme le classicisme – s’étend bien plus loin que la simple notion de style artistique ou littéraire, il est l’expression de la civilisation d’une époque : celle des XVIIe et XVIIIe européens. Et encore une fois, personne ne s’accorde sur les limites chronologiques de ladite civilisation.

Le XXe siècle connait un regain d’intérêt pour le phénomène baroque, et plusieurs débats ont animé les historiens, particulièrement dans les années 60. C’est justement à cette époque que sort le film d’Alain Resnais : L’année dernière à Marienbad. Primé Lion d’or au Festival de Venise de 1961, plus qu’un film, il se veut être une véritable expérience : « Venez jouer le vrai jeu de la vérité » nous dit la bande d’annonce.

L’histoire se déroule dans un immense hôtel de luxe. Un homme tente de convaincre une femme qu’ils se sont déjà rencontrés et ont eu une liaison, un an auparavant, à Marienbad. Elle nie les faits, il insiste.

Alain Resnais semble calquer son expression cinématographique sur les schémas de l’art dit baroque : déconstruction de la temporalité, grande place accordée au mouvement, à la courbe, aux répétitions… L’ouverture du film met directement le spectateur dans l’ambiance particulière recherchée: la voix off d’un homme, à l’accent légèrement italien, répète inlassablement une description  de l’hôtel, comme une litanie, alors que la camera semble devenir elle-même un personnage, découvrant simultanément les décors somptueux du lieu. Tourné principalement en Bavière dans une architecture baroque  surchargée, qui participe à la fois au climat du film et à son esthétique, L’année dernière à Marienbad brise tous les codes de lecture classiques d’une oeuvre cinématographique.

« Toujours des murs, toujours des couloirs, toujours des portes, et de l’autre côté encore d’autres murs. Avant d’arriver jusqu’à vous, avant de vous rejoindre, vous ne savez pas tout ce qu’il a fallu traverser. Et maintenant vous êtes là où je vous ai menée, et vous vous dérobez encore. Mais vous êtes là dans ce jardin, à portée de ma main, à portée de ma voix, à portée de regard, à portée de ma main… » 

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Le temps n’est plus linéaire, plus le film avance et moins le spectateur parvient à identifier aisément si ce qu’il voit est fiction ou réalité, présent, passé ou futur. Tous les éléments semblent liés, imbriqués entre eux, comme un puzzle dont on ne parvient pourtant pas à assembler les pièces. Un orgue retentit en permanence, les personnages sont figés, les dialogues insensés : tout est mis au service d’une théâtralité exacerbée. L’architecture semble contaminer ses hôtes. Ils étouffent, semblant appartenir à un univers parallèle. Delphine Seyrig livre notamment une performance digne d’un Hitchcock, bien différente de son rôle de Fée des Lilas dans Peau d’Âne (je vous ai déjà parlé de mon amour pour Peau d’Âne ?). Somme toute, la confusion règne. Le doute est croissant, le spectateur ne sait plus qui croire. Les personnages non plus d’ailleurs. Se sont-ils vraiment rencontrés l’année dernière ? L’onirisme prend le pas sur la réalité, et la violence de certains plans et enchainements évoque le côté parfois décousu de nos cauchemars.

Les robes et parures exubérantes de la femme, les éclairages parfois extrêmes, les angles de la caméra, les trompes-l’oeil ; tout cela participe à une certaine vision du baroque. L’antithèse classique est même symbolisée par l’extrême froideur du mari et par sa passion pour les jeux d’allumettes et de dominos, aux règles stricte et à la logique implacable. Seul phare de la raison dans ce huis-clos infernal, il n’a aucune emprise sur l’histoire, qui bascule presque dans le fantastique. Les personnages ne sont guère plus vivants que les statues qui les entourent…

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Ne regardez pas ce film si vous cherchez de l’action ou une véritable histoire. Ici, c’est à vous de l’imaginer, vous êtes le dernier acteur du tableau. L’année dernière à Marienbad est un film à l’esthétique frappante, qui touche au sublime. Il hypnotise le spectateur. Laissez-vous entrainer, au son des orgues, dans ce labyrinthe sinueux dont il sera difficile de vous échapper.

Lien vers la bande d’annonce.

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Titulaire d’un master en histoire de l’art contemporain à l'Université d'Aix-Marseille, je me spécialise dans la période XIXe - XXe siècle et dans les arts en Méditerranée.

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