« Glissez, mortels » Les vies amoureuses de Paul Signac

De Paul Signac, je connaissais le peintre, le néo-impressionniste qui divisait la couleur et qui présidait la Société des artistes indépendants. Le nouveau livre de Charlotte Hellman, Glissez, mortels, permet d’entrevoir l’homme derrière l’artiste, et sa drôle de double vie.

« Je suis issue d’une triple histoire d’amour. Un homme, peintre célèbre, deux femmes et une enfant illégitime – ma grand-mère. Cette histoire m’a été racontée depuis mon enfance. Mais j’ai voulu savoir ce qui s’était vraiment passé.
Les faits bruts, je les connaissais. En 1912, Paul Signac quitte sa femme Berthe pour une amie du couple, l’artiste Jeanne Desgrange. Pour lui, celle-ci divorce et abandonne ses enfants. Paul, de son côté, ne divorcera jamais, et parviendra à faire adopter par Berthe l’enfant qu’il aura de Jeanne. »

C’est ainsi que Charlotte Hellman débute son récit. L’arrière-petite-fille de Signac a décidé de mener l’enquête sur une histoire familiale atypique et un peu obscure, dont elle ne savait que ce qu’on avait toujours bien voulu lui raconter. Elle se plonge alors dans la correspondance et les archives et tente de saisir les méandres d’un passé déjà trop lointain. « Comment cerner, comprendre, raconter cet homme, ses deux femmes et leur petite fille. Comment, au-delà des simples faits, rendre palpable ce qui les unit ? »
Les lettres et les souvenirs familiaux se succèdent, mais le puzzle ne sera jamais véritablement complet. La réalité est trop complexe pour être érigée comme une vérité unique. Mais Charlotte Hellman va tenter de s’en approcher, et de saisir au mieux le destin des trois protagonistes de son histoire.

Paul Signac, 1923, BnF

D’abord, elle raconte Paul. Le jeune peintre qui découvre avec bonheur les théories de la division chromatique développées par Eugène Chevreul dans son essai de 1839, De la loi du contraste simultané des couleurs. Forcément, elle parle aussi de Georges Seurat, Félix Fénéon, Henri-Edmond Cross, Théo Van Rysselberghe, et des autres acteurs du néo-impressionnisme et du Salon des artistes indépendants. Comme beaucoup de rapins et du Tout-Paris bohème, Paul fréquente assidûment Le Chat Noir, haut lieu de la jeunesse artistique et intellectuelle. C’est là qu’il rencontre Berthe. Paul est un homme de tempérament et de passion. Il s’engage dans de nombreux combats artistiques et politiques. Assez paradoxalement, lui qui va mener une certaine vie de bourgeois se revendique anarchiste, milite pour la paix et s’indigne du sort des plus faibles. Profondément épris de liberté, il est aussi un grand voyageur , amoureux de voile et de cyclisme. En mai 1892, il découvre le petit port de Saint-Tropez, émerveillé : « J’ai là de quoi travailler pendant toute mon existence, […] c’est le bonheur que je viens de découvrir. » Il y peint de nombreux chefs-d’œuvre, animé par cette lumière particulière qu’il aime tant.

Derrière le portrait de Paul, Charlotte Hellman esquisse celui de Berthe. À travers les yeux de son compagnon, elle est « type mi-créole mi-gitane, les plus beaux yeux du monde, si doux et si bons. Un joli menton… tête ébouriffée… un type très caractérisé d’Orientale… rien de la frimousse parisienne. » Compagne infatigable des aventures de Paul pendant une dizaine d’années, elle devient sa femme en 1892. Ils achètent « La Hune » en 1897, une grande villa tropézienne où le couple accueille Matisse, Marquet, Manguin, Camoin et tant d’autres. Berthe au grand cœur s’occupe de la maison, du jardin et des nombreux chats qu’elle recueille, à défaut d’avoir des enfants… La même année, ils achètent pour leur pied-à-terre parisien un appartement au Castel Béranger, un immeuble alors fraichement construit par le jeune architecte Art Nouveau Hector Guimard.

Paul Signac, Femme à l’ombrelle (Berthe Signac), 1893, Musée d’Orsay (détail)

Il y rencontre Jeanne, peut-être dans la cage d’escalier ou sur le palier. Elle aussi est une artiste reconnue, mariée à l’architecte et décorateur Pierre Selmesrsheim. Le couple emménage en 1899 au sixième étage du Castel Béranger, juste en face de l’appartement du couple Signac. Les liens se tissent, et les familles se côtoient amicalement pendant de nombreuses années. Berthe gâte les deux premiers enfants des Selmesrsheim, qui passent les vacances à La Hune. Comme le dit Charlotte Hellman : « La bonne Berthe ne voit rien venir. Quant à Paul, il croit encore pouvoir y échapper. » Jeanne est présentée comme une séductrice, une femme sûre d’elle et de ses charmes, autant auprès de Berthe que de Paul.

L’autrice ne nous cache pas ses hésitations et ses questionnements sur le déroulement des évènements. Quand Paul et Jeanne sont-ils vraiment tombés amoureux ? Comment ? En 1908, une photo montre Paul sur son yatch, entouré de Berthe à sa gauche et de Jeanne à sa droite. Leur fille, Ginette, dira plus tard à propos de cette photo : « Ma mère était évidemment partie sur le sentier de guerre de l’amour. » Et Charlotte Hellman file la métaphore martiale.

Si la liaison semble débuter à l’été 1909, la rupture ne sera consommée qu’en avril 1912, quand Paul quitte le foyer conjugal. Un drame pour Berthe, comme le montre les extraits de lettres cités. Elle était au courant de l’infidélité de son mari et de la trahison de son amie, mais elle espérait sans doute pouvoir encore le récupérer. De son côté, Jeanne va encore plus loin : elle abandonne définitivement son mari et ses trois enfants en bas âge pour rejoindre son amant. S’ensuivent le divorce et sa grossesse. A cinquante ans, Paul Signac va enfin devenir père. C’est peut-être là le coeur de cette histoire : la naissance de la petite Ginette, et le tour de force de cet homme, qui parviendra à la faire adopter par Berthe. Menant une vie déchirée entre celle qui est toujours sa femme et celle avec qui il vit désormais, Paul voit en Ginette un lien mystérieux qui lui donne la motivation nécessaire de continuer cette double vie. Comment a-t-il pu faire accepter à son épouse abandonnée de devenir la mère officielle de son enfant illégitime ?


Le récit, s’appuyant sur une correspondance incomplète, n’apporte pas de réponse à toute les questions . Avec pudeur et honnêteté, l’autrice nous offre cependant une fascinante immersion dans la vie intime de son bisaïeul et des femmes qui ont façonné son arbre généalogique si particulier. Il n’est pas nécessaire de bien connaître l’oeuvre de Signac avant de se lancer dans cette lecture. L’histoire de l’art n’est ici qu’une toile de fond.

Glissez, mortels,
Par Charlotte Hellman,
Editions Philippe Rey
2019
208 pages
18€


Titulaire d’un master en histoire de l’art contemporain à l'Université d'Aix-Marseille, je me spécialise dans la période XIXe - XXe siècle et dans les arts en Méditerranée.

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