Augustin Lesage, le peintre spirite

Augustin Lesage nait en 1876. Originaire d’une famille du Pas de Calais, mineurs de père en fils, c’est tout naturellement qu’il prend le chemin de la mine à son tour. En 1911, alors âgé de 35 ans, Augustin travaillait seul dans une galerie souterraine quand il entend soudain : « Un jour, tu seras peintre. » 

Cette voix, sortie de nulle part, lui prédit un destin bien inattendu, lui qui n’a jamais tenu un pinceau de sa vie ! Sur le moment, il est très effrayé, pensant devenir fou. Quelques mois plus tard, initié au spiritisme par ses camarades de la mine, il est désormais certain : ce sont des esprits qui lui parlent. Il montre des dons de médium exceptionnels, et se met donc à dessiner selon les conseils des voix qui continuaient à lui prédire cette vocation artistique. Lesage vient d’un milieu ouvrier, n’a jamais reçu de formation au dessin ou à la peinture. Il affirme que sa main est guidée par les esprits des défunts, notamment celui de sa petite soeur morte en 1883. Alors qu’il s’adonnait au dessin automatique lors d’une séance de spiritisme, la voix lui dicte à nouveau :
« Aujourd’hui il n’est plus question de dessin, mais de peintures. Sois sans crainte, et suis bien nos conseils. Oui, un jour tu seras peintre et tes peintures seront soumises à la science. Tu trouveras cela ridicule dans les débuts. C’est nous qui tracerons par ta main. Ne cherche pas à comprendre. Surtout suis bien nos conseils. Tout d’abord, nous allons te donner par l’écriture le nom des pinceaux et des couleurs que tu iras chercher chez M. Poriche à Lillers. Tu iras chercher là et tu trouveras tout ce qu’il te faudra. »

Sans titre, 1912, LaM

La première toile 

Il se procure le matériel conseillé et entame donc sa première peinture. À cause d’une erreur de commande, la toile qu’il reçoit est immense : 3m sur 3, une surface de 9m carré au total. Par où commencer ? Il se limite d’abord au coin supérieur droit de la toile. D’ailleurs, il ne pouvait pas dérouler la toile en entier dans son petit appartement. Il explique :
« L’esprit m’a tenu dans ce petit carré pendant trois semaines consécutives. Je ne faisais rien et c’en était un travail… Après, tout s’est développé, le pinceau a marché de gauche à droite, il y a eu de la symétrie… »

Pendant 3 ans, il va travailler sur cette toile, sans études préparatoires, sans schéma, rien. Tous les soirs, en rentrant de la mine, il peint directement sur le motif, une composition abstraite, symétrique, qui se fera presque architecturale. Le résultat final est saisissant, d’une minutie incroyable. Sa peinture évoque un art archaïque, spirituel, en apparence très étudié. Mais Augustin Lesage est novice et autodidacte. 

Sans titre, 1925, LaM

L’affirmation de son art 

La maladie et la guerre l’éloignent de la peinture durant quelques temps, pour mieux y revenir dès 1916. Son style s’affirme : une symétrie parfaite, des couleurs pures, et un raffinement dans les détails poussé à l’extrême. Les premières oeuvres de Lesage sont abstraites, mais on retrouve des évocations végétales ou animales. Son art évolue, et connait différentes périodes : le passage à la figuration, la période égyptienne… En 1927 il annonce :
« Mes guides me disent depuis un certain temps que je suis arrivé à l’apogée de mon premier apostolat, que je dois entrer dans la deuxième phase de mon apostolat. »

Il se fait très vite une bonne réputation, connait une gloire internationale de son vivant. En 1923, le direction de La Revue Spirite, Jean Meyer, devient son mécène, lui permettant de quitter définitivement son travail à la mine pour se consacrer à la peinture. Le milieu spirite voit en lui l’archétype de l’artiste médiumnique, et il inspire à son tour de nombreux autres artistes à explorer les champs du spiritisme. 

Composition décorative, 1933, Collection de l’Art Brut, Lausanne

Une supercherie ?

Si sa réputation n’est plus à faire, certains vont tout de même émettre quelques doutes sur la prétendue médiumnité de sa peinture. Il sera soumis à une étude scientifique, invité par le Dr Osty à l’Institut métapsychique international, un cercle privé fondé en 1920. Il réalise devant un public nombreux une toile de 2 m sur 1,50 m et une autre, de format plus modeste. Le comité a pour but d’analyser de façon rationnelle les phénomènes paranormaux, et tout le monde s’étonne « qu’un homme inculte, sans hérédité artistique, simple mineur, soit arrivé à cette forme d’art. »

Jean Dubuffet, pionnier de l’Art Brut, aussi est sceptique. Il y voit plutôt un phénomène de légitimation, inconsciente, de la part de Lesage. L’intervention d’entités paranormale paraissaient plus possible aux yeux de la société que la vocation artistique d’un simple ouvrier. L’historien d’art Michel Thévoz confirme cette hypothèse : 
« Lesage a eu l’astuce inconsciente de faire passer sa vocation picturale par le biais de la médiumnité spirite et de trouver ainsi une brèche dans le barrage socio-culturel. Fallait-il que la confiscation de l’art par la bourgeoisie fût rédhibitoire pour que la prétention d’un ouvrier de communiquer avec Léonard de Vinci apparaisse moins insensée que celle de devenir peintre! […] de même qu’il travaille dans la mine sous la direction de Ferfay-Cauchy, de même il peint sous la direction des esprits […] et lorsqu’il vend ses tableaux, il les facture au prix exact des factures et d’un salaire horaire équivalant à celui du houilleur. »

L’art brut 

Que la main de Lesage soit véritablement guidée par des esprits ou non, son oeuvre est foisonnante, et rapidement intégrée au sein de l’Art Brut. Ce terme est utilisé par Dubuffet dès 1945 pour qualifier « un art autre », spontané, en dehors des normes traditionnelles. Les artistes de l’Art Brut sont souvent d’origine modeste, sans culture ni formation artistique et en dehors des cercles sociaux et culturels. Ils sont autodidactes, marginaux, rebelles, ou fous.

Augustin Lesage n’est pas le seul spirite des Collections de l’Art Brut. Madge Gill, Laure Pigeon ou  Jeanne Tripier réalisent des oeuvres dans des états de transe. Comme celles de Lesage, elles présentent des compositions abstraites, complexes et structurées, toujours très précises. Les techniques et les matériaux utilisés sont variés : peinture, dessin, broderie, encre, crayon, sucre, vernis à ongles…

Laure Pigeon, Sans titre, entre le 14 et le 23 juillet 1946 cahier, encre sur papier 32 x 50 cm © crédit photographique Collection de l’Art Brut, Lausanne
Gill, Madge sans titre, sans date robe brodée de fils de coton mercerisé et de laine enrichie de voiles de coton haut. 93 cm © crédit photographique Collection de l’Art Brut, Lausanne
Tripier, Jeanne sans titre, entre 1935 et 1939 broderie 9 x 8,5 cm © crédit photographique Collection de l’Art Brut, Lausanne

Fleury Joseph Crépin est lui aussi rattaché au groupe des médiumniques de l’Art Brut. Il rencontre d’ailleurs Augustin Lesage en 1930. En 1939, il affirme avoir entendu une voix lui annonçant :
« Quand tu auras peint 300 tableaux, ce jour-là la guerre finira. Après la guerre, tu feras 45 tableaux merveilleux et le monde sera pacifié. » Il achève la 300e toile en mai 1945, et débute la série des tableaux merveilleux, qui restera inachevée à sa mort en 1948.

Tableau n°55, janvier 1940, Montigny-en-Gohelle, huile sur toile 55 x 72 cm

 Quelques liens :
Une brève histoire du spiritisme
« L’art spirite », une exposition à la Collection de l’Art Brut de Lausanne
Qu’est-ce que l’Art Brut ?
Augustin Lesage, le peintre dont l’esprit tenait les pinceaux
Augustin Lesage, dossier thématique du LaM

Titulaire d’un master en histoire de l’art contemporain à l'Université d'Aix-Marseille, je me spécialise dans la période XIXe - XXe siècle et dans les arts en Méditerranée.

0 Comments

  1. Totale découverte pour moi.
    Les passages en gris sont tirés d’où ?

    Le côté symétrique et les motifs un brin psychédéliques m’ont fait me demander si justement il ne planait pas un peu et en cherchant rapidement « schizophrénie » (pour les voix) et « peinture », je suis tombé sur ça : http://www.gmilburn.ca/2008/07/04/wains-kalideoscope-cats/

    Sans être flagrant, je me dis qu’il y a peut-être quelque chose à creuser.

    Intéressant personnage en tout cas.

    • Ohh je ne connaissais pas, c’est vrai que ça fait un peu écho ! Après, comme je le dis dans l’article, il a été soumis a un comité scientifique et suivi par le Dr Osty donc je pense qu’il n’était pas malade.
      Et les passages en gris sont des citations, Lesage ayant fait le récit de son histoire à ce fameux professeur, qui a tout bien consigné à l’écrit !

      • Le Dr Osty n’avait pas l’air franchement très neutre vu ce qui sort sur internet quand on cherche son nom et je ne serai pas étonné qu’il y ait eu une recherche paraschyco plutôt orientée :p Il ne faut pas oublier non plus les progrès fulgurants (même si encore trop lents) que l’on a fait côté compréhension de la psychologie humaine niveau médicale…

        Bref, si un jour je retombe dessus ou des cas similaires cela me donnera envie d’y regarder de plus près.

        Merci pour les précisions concernant les citations.

Laisser un commentaire

Article précédent

Cézanne et moi, de Danièle Thompson (2016)

Article suivant

La modernité marseillaise de David Dellepiane

Les derniers articles de la catégorie Histoire(s)